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Article journal "Le Monde"
LA MONDIALISATION PAR LE VIDE POLITIQUE :

Remarques sur le « juridiquement correct ».

Aristote avait un des premiers remarqué ce que Montesquieu devait plus tard systématiser dans l’heureuse formule selon laquelle il faut que «…par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». La mondialisation économique et financière se fait de nos jours selon un libéralisme qui finit même par inquiéter ses plus ardents défenseurs. Le fait est que l’on ne voit pas actuellement les limites de cette logique financière implacable qui recompose le monde selon la volonté de quelques grands argentiers asservis à la religion intégriste de la finance internationale: le lucre.

Un des grands problèmes que nous pose la mondialisation économique semble venir de la contradiction qu’il y a à mettre en relation deux concepts juridiques aux logiques profondément divergentes. Le premier concept sur lequel s’est édifié l’Etat-Nation est celui de souveraineté, lequel a nécessité la mise en œuvre d’un arsenal juridique très complet visant à la construction d’une économie nationale encadrée par un droit interne très précis et défensif. Le deuxième concept est le libre échange international dont l’objectif très clairement affirmé est la création d’un marché mondialisé par la mise en œuvre d’un droit purement économique recherchant la perméabilisation des frontières des Etats-Nations. Ces deux concepts pourraient après tout fort bien s’articuler si l’OMC menait un travail rationnel, surtout plus progressif et respectueux de l’identité des Etats-Nations. Tel n’est pas le cas. Mais peut-on vraiment reprocher à l’Organisation mondiale du commerce de ne pas utiliser d’autres moyens que l’économie pour fédérer ses 139 Etats membres? Non, les peuples des Etats-Nations restent encore effectivement trop différents, trop « bigarrés » pour que leur histoire, leurs religions, leurs langues ou leurs cultures respectives puissent servir de clef de voûte à la mondialisation.

L’économie libérale serait ainsi la seule vraie langue universelle et intelligible par le commun des mortels. Choisir l’économie en revient pourtant à choisir le plus petit dénominateur commun. Mais si le choix est réducteur, il a cependant le mérite d’être puissamment fédérateur. L’esprit de réduction est, pour beaucoup d’Etats signataires des accords GATT-OMC, qu’ils ne sont plus vraiment en mesure de gouverner leur pays dans le souci de défendre l’intérêt général de leur peuple, mais plutôt dans l’obligation de favoriser le développement d’un marché libre de toute entrave auquel est subordonnée toute leur politique nationale. Le choix apparaît fédérateur au sens où la division et la spécialisation planétaires du travail rend les Etats-Nations très dépendants les uns des autres. La question, de nos jours, est bien de savoir si l’avantage l’emporte. En effet, cette volonté libre-échangiste développe des phénomènes économiques dont le droit ne maîtrise plus vraiment les effets. Les problèmes sont pourtant clairs et fondés en partie sur de nombreux vides juridiques au niveau international. Or, ces vides juridiques viennent fausser le droit et le système économique des Etats-Nations. L’absence d’un droit de la concurrence international fausse bien sûr le droit de la concurrence interne des Etats-Nations. Le refus de la majorité des Etats membres de l’OMC de traiter sérieusement le problème de la clause sociale crée un dumping social planétaire auquel le droit des Etats-Nations ne peut remédier. Le refus de traiter de la clause monétaire fausse aussi le jeu concurrentiel au niveau mondial et le même raisonnement pourra être tenu pour l’environnement.

Ce dérèglement des droits internes des Etats par le jeu du libre échangisme mondial porte atteinte au minimum d’égalité, d’équité et de loyauté nécessaire aux relations économiques pour qu’elles soient acceptables sur le long terme. Or, les rapports entre droit interne et droit international n’empêche en rien ces abus de pouvoir et de dépendance économique. La logique des rapports entre droit et économie est même de favoriser ces phénomènes. C’est ainsi, par exemple, que les marchés financiers attisent le libre échange de la rentabilité à court terme, quel qu’en soit le coût social et environnemental. Il nous semble à ce propos que les liens entre libre échangisme et spéculation sur les marchés financiers ne sont pas assez étudiés. Non pas qu’il s’agisse de créer un lien juridique quelconque entre ces deux notions, mais il serait peut-être intéressant de remarquer que l’esprit de spéculation des marchés finance souvent des projets financièrement rentables tirant parti de tous les travers du libre échangisme. C’est-à-dire l’emploi de populations dans des conditions de travail indignes, l’atteinte possible à l’environnement, la recherche d’une fiscalité zéro ou l’emploi de fonds douteux. Il y a dans cette logique une absence manifeste de contre-pouvoirs. Le marché juge et tranche sans qu’il soit possible de faire appel. Toutes ces opérations sont pourtant « juridiquement correctes », c’est-à-dire juridiquement viables selon les termes du droit positif. Ce que le pouvoir politique a de plus en plus de mal à dire, c’est que ces mêmes opérations sont souvent anti-économiques et anti-sociales dans les faits pour nombre d’Etats-Nations. Retranchés derrière le droit positif, les libéraux du commerce international pratiquant le « juridiquement correct » ont fait accepter un interdit moral au politique: on ne peut porter de jugements de valeurs sur leurs actes juridiquement incontestables, actes de surcroît plébiscités par la démocratie du marché.

On s’interrogera pourtant sur la faculté des marchés à remplir leur mission de défense de l’intérêt général des peuples, mission qui dépasse la défense du statut de simple consommateur. Quant aux marchés financiers qui œuvrent dans un esprit de spéculation généralisé, ils ne servent de plus en plus que les intérêts d’une minorité.

On remarquera par ailleurs que si l’Europe et la mondialisation économique est accomplie, l’Europe de la justice et la coopération judiciaire mondiale est très en retard. Les opérations des plus douteuses montées selon la méthode du off-shore à partir de pays financièrement opaques sont d’une efficacité redoutable et tiennent la justice en échec.

Il nous semble évident que ce cercle peu vertueux du fonctionnement économique international affecte les termes même du contrat social des Etats-Nations développés. Nous les voyons persister à accomplir leur œuvre juridique en donnant valeur constitutionnelle au principe de la dignité de la personne humaine, en déclarant l’esclavage comme crime contre l’humanité et en votant des lois sur l’environnement. Dans le même temps, la logique économique mondialisée exige dans les faits souvent tout le contraire au nom de cette conception absolutiste de la rentabilité. L’argument selon lequel la mondialisation aide les pays sous-développés à se sortir de leur impasse économique nous semble de moins en moins recevable. L’histoire récente des krachs monétaires retentissants de l’Asie, du Mexique et du Brésil nous montre que ces économies fonctionnaient en réalité à perte et l’on se souviendra que l’intervention massive du FMI leur aura été nécessaire pour les sortir de ce très mauvais pas.

Le constat peut être fait que la démocratie du marché se soucie peu du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Les récentes manifestations anti-OMC à Seattle ou en Suisse ont bien montré la suspicion dans laquelle une bonne partie des populations tient maintenant cette mondialisation des marchés. Les gouvernements prennent eux aussi conscience de ces nombreuses failles, mais il apparaît maintenant clairement que l’abaissement des défenses juridiques des Etats et des zones de libre échange était aussi prématuré qu’il semble irréversible.

Une des conséquences tout a fait perceptible de cet abaissement des défenses est par exemple le développement des fusions de grandes entreprises. Elles doivent maintenant nécessairement atteindre une taille les rendant capables de résister à une concurrence planétaire qui s’exerce, à ce niveau, en dehors de tout cadre juridique sérieux. Le comportement de ces grandes sociétés qui ne sont plus au fonds rattachées qu’assez symboliquement à leur pays d’origine soulèvent également quelques questions quand à leur relations avec le pouvoir politique des Etats-Nations. Il n’est en effet après tout pas sûr que ces très grandes entreprises aient leur avenir assuré. Soit leur stratégie est le gigantisme fondé sur les économies de bouts de chandelles et elles nous semblent dès lors vouées à l’effondrement, soit ces méga-sociétés restent innovantes, financièrement de plus en plus puissantes et l’on pourra légitimement s’interroger sur les relations qu’elles entretiendront avec les Etats représentant l’intérêt général des peuples. Il y a donc bien une lutte entre souveraineté des Etats et souveraineté financière des grandes sociétés avec cette funeste ambiguïté que les Etats pensent consolider leur souveraineté en favorisant le développement des grandes entreprises dont le siège social est sur leur territoire. Le malentendu est bien entendu que ces dernières ne raisonnent plus en terme de Nation, mais de profits à l’international et au plus court terme possible.

Force est de constater qu’il n’y a pas d’organisation politique exerçant une souveraineté supranationale capable aujourd’hui d’imposer un ordre juridique digne de ce nom aux puissances économiques mondialisées. Il y a de ce point de vue un vide politique, une vacance du pouvoir, une absence de projet tout à fait inquiétante. En effet, soit les puissances économiques arrivent à « standardiser » la planète et « le meilleur des mondes » est pour demain , soit la première crise financière sérieuse - du style krach monétaire - fera raisonner à nouveau les peuples en termes de Nations. Dans ce cas, le constat risque d’être amer: renationalisations des politiques monétaires avec une monnaie sans grande valeur, renationalisation d’entreprises aux productions délocalisées sur fonds de crispations identitaires, etc… Le pire n’est certes pas toujours sûr, mais il est dangereusement naïf de ne pas l’envisager.

Les gouvernements des pays développés semblent avoir depuis deux ou trois ans bien pris conscience de ces risques. En France, la modification par la loi du 1 juillet 1996 de l’ordonnance de 1986 sur le droit de la concurrence, la loi du 2 juillet 1996 de modernisation des activités financières et le renforcement des pouvoirs de TRACFIN sont autant de moyens pris sur le plan interne pour corriger les effets néfastes d’un monde économique et financier débridé. L’actualité législative française la plus récente nous livre même un projet de loi sur la régulation économique. Mais tous ces textes ressemblent quelque peu à un inventaire à la Prévert qui sert à justifier tous les discours politiques actuels dont le mot clef est « régulation ». Or, la régulation est un concept (dans l’acception où il est utilisé) issu de la cybernétique de Norbert Wiener. Celle-ci se définit comme la science qui étudie les mécanismes de communication et de contrôle dans les machines et chez les êtres vivants. Elle relève de l’esprit de système. L’idée générale de la cybernétique est que dans la mesure ou un système est muni de mécanismes de régulation, il peut contrôler son propre fonctionnement et donc se gouverner lui même. Le problème est que la cybernétique suppose qu’un système soit hermétique ou un milieu homogène pour pouvoir être gouverné, contrôlé et régulé. Or, le libre échangisme actuel ne permet plus cette unité de direction et ce contrôle des échanges. La régulation appliquée au droit dans le contexte actuel nous semble donc plutôt résulter d’une volonté de légitimer par le droit certaines situations délicates. Un autre aspect du problème concerne les valeurs morales qui sous-tendent et gouvernent toutes les règles de droit. La volonté de réguler en se fixant pour objectif premier « l’effet utile » du droit sur le système économique (approche macro économique) nous semble peu préoccupée par la recherche téléologique du bon et du juste dans l’élaboration et l’application du droit aux entreprises et aux personnes. La régulation relève donc pour l’essentiel de l’utilisation a posteriori d’un concept employé à des fins idéologiques pour légitimer une désorganisation économique et financière à l’échelle mondiale.

La mondialisation est en panne d’idée politique. Que retiendra l’histoire des idées politiques de notre époque? On cherchera en vain des fondements idéologiques au droit économique contemporain. Exceptées quelques naïves prédictions comme « l’avènement de la fin de l’histoire » ou quelques incantations libérales sur les bienfaits de la liberté économique pour les pays en voie de développement, on se souviendra pour l’essentiel de la démission des politiques face à un pragmatisme d’une violence économique sans précédent, violence ennemie des droits de l’homme, de la différence, du pluralisme, de la diversité culturelle et du développement économique pour nombre de pays. Le fait est que ce droit de la globalisation économique est un monstre d’inconsistance qui donne chaque jour dans l’abus de pouvoir face auquel les dirigeants des Etats ont politiquement capitulés. Il y a bien là un vide politique manifeste, une absence de projet viable. Ce monstre d’inconsistance est pourtant bien l’enfant de l’homme politique qui n’est décidément plus ce berger de l’être des nations, mais un simple collabo des financiers, un épicier du droit parlant le « juridiquement correct » du vide politique.

"Le Monde" du 12 septembre 2000

Christophe LEROY
Maître de conférences
Université de Paris XII Saint-Maur.